Une terre immense s’offrait à mes yeux, une terre sauvage, où la présence humaine était anecdotique. La forêt bordait cette vaste étendue qui se terminait au bord de la mer. Quelques traits de fumées s’élevaient au loin, provenant de cabanes que je ne pouvais distinguer. Un peu plus loin coulait une rivière, la rivière Muscongus, qui trouvait sa source à Liberty et se jetait cinquante kilomètres plus bas dans la baie. Nous étions peut-être dans les années 1660 ou 1670. Je marchais le long de cette rivière, cherchant une piste pour éviter la végétation très dense. Il faisait froid, je ne sais pas à quelle époque de l’année nous étions. Peu à peu, je ressentais une présence humaine. Au bout de quelques minutes, j’arrivais face à une grande maison de rondins de bois. Un peu plus loin se trouvait une grange et un enclos dans lequel paissaient une douzaine de chevaux. Il y avait aussi de nombreux cadres où séchaient des fourrures. Le propriétaire des lieux ne manquait pas de biens matériels.
Deux cavaliers arrivèrent, chargés de paquets. Je m’approchai d’eux et les saluai. Ils me demandèrent si moi aussi j’étais venue voir le vieux John BROWN. J’étais donc chez John BROWN, un lointain ancêtre de mon fils. Ils m’expliquèrent que John était en fin de vie. C’était la raison pour laquelle ils venaient lui rendre visite. John vivait ici avec sa famille. Il était l’un des premiers colons anglais en Amérique. Débarqué probablement en 1623, il avait rejoint la colonie de Plymouth fondée par les Pilgrim Fathers en 1620. Protestant et séparatiste, il avait fui les persécutions religieuses en Angleterre et l’interférence de l’Etat dans les affaires religieuses.
Sa fille Margaret et son gendre Alexander GOULD vivaient avec lui et leurs jeunes enfants. J’entrai dans la maison accompagnée des deux hommes. Dans le séjour rustique et rudimentaire, trônaient au mur des trophées de chasse, des armes et des sculptures de bois. John était assis dans un fauteuil. Sa fille était à ses côtés avec sa petite fille Mary sur ses genoux. John lui racontait une histoire. Lorsqu’il nous vit nous approcher, il fit signe à l’enfant de le laisser. Les deux hommes enlevèrent leur chapeau et saluèrent respectueusement John. Je fis un signe de tête, il ne sembla pas étonné de me voir, sans pour autant s’attarder sur moi. Son regard était perçant et sur son visage aux traits usés et fatigués, se lisait la rudesse de la vie qu’il avait menée. Les deux hommes, aidés de Margaret, allèrent ranger le contenu des paquets qu’ils avaient apportés. John s’adressa à moi.
– Je ne vous ai jamais vue ici à Pemaquid.
– Non, je viens de loin.
John me sourit.
– Moi aussi je viens de loin, c’était il y a bien longtemps. Ici, c’est chez moi. Pemaquid, cette immense terre que vous avez parcouru, c’est chez moi, elle s’arrête après l’horizon. Parfois, quand le ciel est clair, on aperçoit la fumée des cabanes de trappeurs et de pêcheurs. Ici, nous sommes un peu en retrait des autres habitations.
Il marqua une pause et regarda sa fille.
– Je sens que ma vie s’achève bientôt. Je vais laisser à mes enfants tout ce que j’ai bâti ici. Vous savez, je quitte ce monde en homme libre. J’ai vécu ma foi librement, j’ai fondé une famille et j’ai construit ce domaine. J’ai acheté Pemaquid au chef abénaquis Samoset, pour cinquante peaux de castors, juste après mon arrivée dans la colonie, il y a très longtemps.
– Vous avez vécu des aventures extraordinaires. C’est un bel héritage que vous laissez à vos enfants.
– Je pense que tout est éphémère et fragile. Nous dépendons des saisons et de ce que la nature nous offre chaque année. Seuls notre travail et notre foi en Dieu nous permettent de survivre au temps qui passe. Si parfois nos récoltes ont été détruites, nous avons toujours eu du poisson en abondance, Muscongus veut dire la rivière aux nombreux gaspareaux.
Je souris à John avant de lui dire au revoir et de quitter sa maison. Il ne l’aura jamais su, mais ses paroles étaient un peu prémonitoires. Un jour, sa petite-fille et ses arrière-petits-enfants furent enlevés par les indiens Abénaquis et vendus aux français de Québec comme domestiques. A la fin du siècle, la colonie fut ravagée par un incendie. C’est seulement au début des années 1700 que sa petite-fille fut libérée et revint vivre à Pemaquid, le territoire historique de la ville de Bristol, dans le Maine.
Je quittais John BROWN et son époque fascinante, avec l’envie d’en savoir encore plus sur lui et sa descendance.
Un long voyage, à la rencontre de la sagesse d’un vieil homme. Une belle rencontre #RDVAncestral avec un ancêtre extraordinaire .
Merci beaucoup Marie !
Une bien belle rencontre et quel héritage pour tes enfants que celui de descendre de ces pionnier qui ont fait le Nouveau Monde !
Merci pour le mot Marie ! Oui c’est un bel héritage, j’ai hâte de partager ça avec eux un jour 🙂
[…] « Au bord de la rivière aux nombreux gaspareaux » par Marion de […]
Belle rencontre! Ton fils est le descendant d’un de ces captifs?
Merci Marie-France ! Oui il descend de l’une des arrière-petites-filles de John BROWN, Mary « Marie-Madeleine » STILSON, qui a été enlevée lorsqu’elle était enfant à Pemaquid, elle s’est mariée ensuite avec un français de Québec. Elle a eu 16 enfants, parmi lesquels une fille, qui a épousé un français à Québec également. Ils ont eu 3 enfants et à la mort du père, elle est partie pour la France avec ses 3 enfants.